Un témoignage paru dans l’Information Psychiatrique. Volume 84, Numéro 10, 913-21, Décembre 2008, réhabilitation psychosociale
Qui, à part ceux qui vivent personnellement cette expérience de la difficulté et se battent chaque jour sur la voie du rétablissement, peut le mieux parler de la réalité quotidienne des personnes en situation de « handicap » ? La loi du 11 février 2005 perçoit le handicap comme un désavantage appelant compensation, cela est une avancée indéniable ; mais la société prend-t-elle en compte et reconnaît-elle, la plus value que nous pouvons apporter en prenant appui sur notre expérience… « Expertise » ou « étiquette », cela dépend du regard qu’on porte sur les usagers des services de soin. En effet, même si cela peut paraître difficile à croire pour certains, je pense que nous pouvons sortir du statut de « patient » dans lequel on nous enferme trop souvent, pour devenir acteur de notre rétablissement au cœur de la cité.
Personnellement, j’espère que mon témoignage contribuera à faire évoluer le paradigme selon lequel la reconnaissance du handicap psychique serait synonyme d’une altération des facultés intellectuelles2 ; pour moi, le statut de travailleur handicapé est avant tout l’expression de mon besoin d’étayage sur le plan psychologique et une affirmation de mon droit au travail, reste à construire les conditions propices à cette réalisation.
De la notion de validation des acquis de l’expérience à la notion d’expertise d’expérience
Après le développement de la formation continue pour faire face aux mutations économiques rapides que nécessite notre société de consommation afin de rester compétitive, on a vu se développer, ces dernières années, une politique de reconnaissance des compétences développées par chacun à travers la validation des acquis professionnels (VAP) ou, plus récemment, ceux de l’expérience (VAE). Celle-ci permet, à quiconque, de faire-valoir des compétences acquises dans le cadre de l’occupation d’un poste de travail sur une longue durée (au minimum trois ans) et, désormais, de façon autodidacte ou lors de formations entreprises à titre personnel ; ces compétences doivent faire l’objet d’une évaluation pour être reconnues. La rédaction d’un écrit est, en règle générale, le moyen utilisé pour faire valoir cette compétence au niveau universitaire et faire en sorte que l’expérience personnelle devienne « diplômante ».
Qu’en est-il de l’« expertise d’expérience » ? Ce terme fait partie de la terminologie utilisée au Canada pour nommer un des « niveaux » de compétences et de connaissances acquises de façon intrinsèque dans le domaine de la santé mentale et orientées vers l’aide à une personne confrontée à cette difficulté. Cette personne peut être un proche, un parent, ou un usager. Lorsque la rencontre se fait entre deux personnes ayant vécu des expériences similaires, la relation se fait « de pair à pair », de là découle la notion de « pair-aidant ».
Cette « aventure » n’est pas scientifique, elle est le fruit d’une histoire de vie personnelle ou associative. Elle se veut avant tout humaine et les compétences qui peuvent s’y être révélées sont difficilement quantifiables. On peut par conséquent, se poser la question de la reconnaissance de celles-ci, qui plus est dans un milieu médical…
Qui sont ces pairs-aidants potentiels en France ?
Être reconnue « expert d’expérience » : enjeu et réalité d’un parcours de rétablissement reposant sur l’aide à un pair. Vocation qui fait jour, fonction d’un temps ou simple étiquette posée, a posteriori, sur une expérience personnelle ?
Au moment où j’écris cette page, je me situe à un instant clé de mon parcours de rétablissement ; en fenêtre thérapeutique, depuis exactement trois semaines, j’ouvre aujourd’hui un regard différent sur la réalité qui m’entoure, sur le chemin parcouru depuis maintenant quatre ans et sur celui qui reste encore à faire…
Rien n’est écrit, tout est à construire ! Ces mots sont à la fois source d’angoisse et d’espoir. De façon plus détachée, je pourrais dire que la notion de handicap m’apparaît aujourd’hui comme expression de difficultés d’adaptation à la vie sociale et de douleurs musculaires, conséquences d’un stress quotidien ; mais aussi synonyme d’évolution possible, par le simple fait de reprendre contact avec la « réalité » et toute sa complexité.
Autant d’occasions de s’adapter et donc d’apprendre, si on se réfère à la définition de l’apprentissage selon Piaget3 : modifier ses anciennes structures et en développer de nouvelles. En résumé « apprendre à s’adapter ».
Assumer son passé et avoir la capacité de s’adapter : les deux clés de voûte du pair-aidant.
« S’adapter » : ce mot est celui qui pourrait résumer mon parcours de vie.
Une « adaptabilité »4 qui m’a permis de fuir inconsciemment la réalité, face à l’obstacle, afin de me « protéger » et, dans un second temps, de faire des « rencontres » mêlant difficulté à vivre et troubles psychiques. Mon expérience de vie est riche sur le plan humain ; aujourd’hui, elle est reconnue comme une qualité d’expertise dans le domaine de la santé mentale de part ma contribution, en tant que collaborateur, aux travaux de recherche du CCOMS5 de Lille.
Une adaptabilité qui me permet aujourd’hui d’être « flexible » face à la difficulté et, ainsi, d’essayer de m’ajuster, dorénavant consciemment, afin de limiter les conséquences de mes troubles psychiques ; ils se sont installés, j’en saisis désormais l’« ampleur relative » et perçois, par la même occasion, le potentiel que j’ai à les dépasser et à devenir réellement actrice de mon parcours de rétablissement.
Le sens du terme « adaptabilité » se précise au fur et à mesure que j’avance dans mon ouverture au monde. À certains moments de la vie, chacun peut être amené à répondre aux différentes sollicitations de l’environnement, par la fuite, le repli sur soi ou par d’autres comportements plus ou moins adaptés, conditionnés ; à d’autres moments, on a davantage l’impression de pouvoir affronter, de face, le « complexe », et faire en sorte de le surmonter.
« Esquiver, contourner, compenser », c’est un « schéma » auquel j’ai eu l’habitude d’avoir recours pendant des années, dans un but protectionniste ; aujourd’hui, alors que je suis en quête d’ouverture et où une de mes problématiques est de réussir à me positionner quant à mon projet d’avenir, il me faut adopter un comportement différent face aux nouveaux besoins qui apparaissent.
Prendre conscience de ses dons et de ses forces pour construire son présent et reconstruire du lien social.
Hier comme aujourd’hui, le dessin et l’écriture tiennent une grande place dans mon parcours de rétablissement.
Devenue, désormais réceptive au monde qui m’entoure, je peux, pour la première fois, apprécier la musique et l’équitation ; disciplines qui sont des « outils » dont j’ai perçu intuitivement l’impact « thérapeutique ». C’est en effet, dans une période de bouleversement psychologique que j’ai commencé ces activités diverses qui s’inscrivent aujourd’hui dans un parcours de soin. L’art plastique, l’équitation ou la musique sont-ils, par nature, thérapeutiques ou la thérapie a-t-elle vu en eux un vecteur propice à la guérison ? La question reste ouverte… ; cette interrogation est du même type que de savoir qui est le premier entre la poule et l’œuf ! Le principal reste cependant l’impact psychologique que peuvent avoir ces « disciplines », qu’elles soient réalisées en milieu protégé, avec un objectif thérapeutique déterminé ou comme activité de loisir.
Point commun : la notion de plaisir qui est selon moi un élément de base pour devenir acteur de son rétablissement ou, tout simplement, de sa vie. Pour illustrer mon propos je présenterai, « à la manière du Petit Prince » mes rencontres avec trois usagers : Mohamed, Solange et Myriam. Elles ne se veulent, en aucun cas, être un modèle d’intervention auprès d’un pair ; leur seule prétention est de mettre au jour le fait que des usagers aient ressenti le besoin de s’entraider dans une institution hospitalière dont le fonctionnement quand il est inadapté aux besoins des personnes peut parfois s’apparenter à une forme de maltraitance institutionnelle.
Mohamed : de la crise mystique à la prise de médicaments.
Après avoir travaillé cinq ans en institut médico-professionnel (IM Pro), avec des jeunes de 15 à 20 ans, le hasard a fait que je rencontre Mohamed dans la même unité de soin que moi.
J’étais là pour me soigner ; je suis donc restée, dans un premier temps, observatrice, puis, sentant que la situation basculait dans la violence… je suis intervenue spontanément auprès de cet adolescent car je sentais que quelque chose risquait de se passer.
Mon principal atout : ma connaissance de la problématique de l’adolescent déficient intellectuel. Cette compétence m’invite à « agir », à me mettre en mouvement, cela dans le seul but de calmer les esprits (le sien, pour lui éviter l’injection de calmant ; mais aussi celui des usagers qu’il commençait à exaspérer). De plus, je savais jusqu’où pouvait aller la violence de Mohamed qui vivait, non seulement, l’attentat contre les tours jumelles, comme une victoire sur les Américains mais qui était également pris dans un délire mystique et paranoïaque.
Mon approche par le dessin : « On ne connaît que ceux qu’on apprivoise », dit le renard au Petit Prince.
Ma première approche s’est faite sur le plan scolaire : fonction référente6.
Je savais que le point fort de cet adolescent était la géométrie, j’ai donc tout naturellement amorcé une conversation avec lui en parlant de l’école, de son enseignant dont il était très respectueux, de sa matière préférée… Ensuite, je l’ai invité à prendre des craies grasses pour me dessiner différentes figures de son choix, puis de me les nommer (figure 1)… Ainsi il pouvait pratiquer une activité connue et qui le rassurait dans un univers qui lui apparaissait dans un premier temps plus qu’hostile.
Notre discussion s’est réduite à un échange mêlant passé et présent, le tout à l’aide de grandes feuilles de papier et de craies grasses afin qu’il puisse y exprimer tout ce qu’il avait vécu (embrigadement dans le milieu islamique intégriste, consommation de drogues, mort de sa sœur cadette…) ; les deux dessins de la figure 2 nous donnent à lire une partie de son « histoire de vie » ainsi que ses sentiments actuels (tristesse, changement de valeurs concernant la religion et son nouveau rapport face aux stupéfiants…). Ce fut un temps où il a pu par la même occasion, décharger « en toute liberté » son agressivité en utilisant la craie grasse ; en effet ce matériau que l’on casse, écrase et frotte, s’y prête très bien.
Le second dessin est celui qui a réellement permis d’amener Mohamed à accepter la prise de son traitement ; la parole a fait émerger au fur et à mesure un certain nombre de besoins que je lui ai demandé de verbaliser de nouveau afin de les noter les uns en dessous des autres. Ensuite en attribuant à chacun des « maux » notés une couleur, sous forme de petit rond symbolisant la « molécule » en mesure d’apaiser sa souffrance, il en est arrivé à ce dessin légendé. Ce dernier représente pour lui la gélule adéquate (réponse à son angoisse, sa violence… et non destinée à le « shooter ») ; une fois le dessin réalisé, je me suis servi du document réalisé pour demander à une infirmière s’il existe un médicament qui n’est « pas méchant » et qui répond à « ses besoins » et « passer commande ». Lorsque cette dernière lui a apporté son traitement, Mohamed l’a pris en toute confiance car il avait été impliqué mais surtout parce que ça faisait du sens pour lui !
Je n’ai utilisé que des outils que j’ai moi-même utilisé dans ma conquête du rétablissement, ou ancrés en moi depuis toujours afin de faire face aux différentes difficultés rencontrées.
Les dessins des figures 3 et 4 sont des productions personnelles sur le thème du trouble de stress post-traumatique en référence à la violence interne que j’ai pu ressentir suite à un traumatisme, sans toujours réussir à l’extérioriser. Un parcours où se mêlent colère, « victimisation », culpabilité, honte… L’art, un moyen de « sublimer » sa violence et d’exprimer sa souffrance psychologique et physique ; j’ai tenté de retranscrire sur papier le sentiment de schéma corporel en éclat et la quête de solution entre médecine occidentale et médecine orientale.
Ma rencontre avec Solange : Une patiente qui sort de son mutisme et reprend contact avec la réalité.
Solange a passé de très nombreuses années en hospitalisation ; une personne serait, a priori, décédée dans sa chambre ; on ne sait jamais où l’attendre ! Elle peut aller dans une autre chambre croyant que c’est la sienne, se promener nue dans le couloir…
Enfermée dans le mutisme, elle semble étrangère à tout, déambule ou passe son temps devant la télévision, ne participe à aucune activité… Sa vie est rythmée par le rituel de l’hôpital.
Son seul contact avec les autres se fait par la demande d’une cigarette en mimant le geste (pourtant, des cigarettes, déposées par un de ses fils, sont à sa disposition au bureau infirmier, mais elle n’ose pas y aller), ou alors elle prend des mégots dans le cendrier du fumoir (pièce où elle ose à peine entrer ; il faut lui ouvrir la porte comme signe d’autorisation).
Un groupe informel s’est formé spontanément autour du matériel à dessin que je mettais à disposition ; un jour, après un relooking total, Solange s’est approchée de nous. Je lui ai alors tendu la main en lui proposant une feuille et un crayon…
Je me suis intéressée au métier qu’elle avait exercé dans le passé, car je pense que c’est la chose qui doit être la plus ancrée en elle, étant donné que l’on se situe avant l’apparition de la maladie : elle était couturière… Tout naturellement, je suis partie du connu (dessins d’habits,figure 5) pour l’amener, pas à pas, vers l’inconnu (dessins d’animaux, de personnages, reproductions, décalques, décopatches…).
Un dessin, un mot, quelques détails et un peu de couleur, une phrase, une discussion, un texte sur son vécu. À mon niveau, c’est un travail d’enrichissement de texte et donc, tout simplement, du français !
Un thérapeute m’a dit qu’il l’avait retrouvée comme quinze ans auparavant…
Aujourd’hui, elle est partie vivre dans le sud de la France pour suivre un de ses fils qui dispose sur sa propriété d’une petite maison pour elle. Elle m’a retrouvée, par hasard, en appelant sur mon portable ; aujourd’hui, je lui téléphone tous les dimanches afin de rythmer sa semaine. J’espère que cette amitié sera pérenne, car elle m’a apporté beaucoup…
Ma rencontre avec Myriam : un exemple de pair-émulation du jour au lendemain, un pair prend la voie du rétablissement et peut ainsi redonner espoir aux autres…
Myriam est une enseignante retraitée qui a connu une perte progressive de son autonomie du fait de la maladie de Parkinson qu’elle a contracté assez tôt. L’intervention chirurgicale qu’elle avait subie lui a redonné espoir jusqu’au jour où il y a eu rejet de l’implant sécrétant la dopamine. Une dépression s’en est suivie pour des raisons physiologiques, certes, mais aussi par le choc lié au rejet de la « pompe à dopamine » et de toutes les conséquences qu’il en découle sur le plan de l’autonomie, et des perspectives d’évolution de la maladie…
Avant d’arriver à l’hôpital, elle vivait chez sa fille, mais ce type de maladie suppose une prise en charge bien spécifique ; cela a fait que son orientation dans un établissement de santé mentale a tout d’abord été mal acceptée (toujours cette image de « cage au fou ») et qui plus est la structure n’était pas adaptée compte tenu de la très grande disponibilité que nécessite le bon suivi d’un traitement si contraignant (prise de comprimés à heures fixes).
En revanche, même si son souvenir d’hospitalisation est encore aujourd’hui douloureux, elle est désormais contente de pouvoir revivre au milieu des siens, et prend entièrement sa vie en main afin de conserver l’« autonomie » à laquelle tout à chacun a le droit de prétendre à savoir la « liberté » que l’on peut apprécier lorsqu’on est sorti du carcan de l’hospitalisation…
On peut cependant noter que sa rencontre avec Solange, souffrant pourtant d’une pathologie lourde, a provoqué un déclic chez elle… Personnellement, je pourrais résumer mon histoire de vie en un titre : Quand un aveugle m’a ouvert les yeux… Concernant Myriam, on pourrait dire que « ces fous » qu’elle craignait tant lui ont permis de se mettre en route sur le chemin du rétablissement en reprenant le contrôle sur sa vie par le dessin, mais surtout grâce à l’écriture. Elle a également changé son regard sur le « handicap » en distinguant désormais la « situation de handicap » proprement dite de la « personne en situation de souffrance psychique ».
Au début de notre rencontre, Myriam m’a dit : « J’espère pouvoir garnir mon cahier de dessins de plus en plus beaux. Mon but est de réaliser, chez moi, une transformation complète comme je l’ai vue chez Solange. […] C’était inimaginable ; le jour où je l’ai revue, cheveux teints, buste droit, elle avait gagné 20 ans… Elle a maintenant un pas alerte, elle parle, elle est souriante et réalise de magnifiques dessins ; c’est une renaissance ! C’est maintenant une voisine de chambre et elle est très compréhensive… »
Je pourrais résumer la pair-émulation par la citation suivante de Winston Churchill : « On gagne sa vie avec ce que l’on reçoit, mais on la bâtit avec ce que l’on donne. » Entre Myriam et Solange, c’est réellement l’interaction qui a provoqué le déclic !…
Venir en aide à ses pairs : une prédisposition naturelle.
Je pense que de nombreuses personnes qui ont vécu la maladie psychique ont des prédispositions naturelles, souvent méconnues, à devenir pair-aidant. Inconsciemment, mon parcours professionnel de professeur des écoles spécialisé dans le trouble psychologique associé comme mon parcours de rétablissement prennent appui sur l’apport de l’interaction entre pairs ; deux éléments qui montrent que la notion d’« individu acteur » a toujours été au centre de ma conception de la nature humaine. Mon leitmotiv est devenu : « Ne jamais plus subir ! »
On peut alors mieux comprendre pourquoi, à un moment, même inconsciemment, endosser le statut de « patiente » a été compliqué. C’est une expérience durant laquelle j’ai eu du mal à rester en accord avec moi-même ; en effet, impossible d’adhérer à un « schéma » où la notion d’« individu acteur de son rétablissement » semble mise au second plan. Le poids du passé de l’institution hospitalière, et plus particulièrement psychiatrique, m’apparaît un élément à ne pas négliger au niveau des représentations. La dénomination d’« asile » au temps d’Esquirol, pour ce qui deviendra plus tard l’hôpital psychiatrique puis l’établissement public de santé « mentale », véhicule encore aujourd’hui une image très empreinte des représentations négatives de la « folie »
Aujourd’hui, le terme « patient » ne véhicule pas non plus, ne serait-ce que sur le plan étymologique, la capacité de l’individu à être acteur. Pour ces raisons, et pour rompre clairement avec les anciens « stéréotypes » véhiculés autour de l’institution psychiatrique, je préfère l’appellation d’« usager des services de santé psychique » ; on restitue ainsi à la personne son pouvoir d’action et on ne l’assimile plus à une institution, une structure, un maillage dont elle serait prisonnière…
Dans ces conditions, les termes « pair aidant » et « expert d’expérience » peuvent alors voir le jour et être reconnus par l’institution qui en a autorisé l’émergence ; aucun groupe ne peut s’autoproclamer7, il ne peut « être » qu’une fois qu’un besoin a été mis en évidence et reconnu par la collectivité.
Intégrer une personne ayant des troubles psychiques dans une unité de recherche en santé mentale (dans mon cas le CCOMS8, Lille, France), un pari qui m’a montré que la vie pouvait se passer en dehors de l’hôpital, et cette aventure participe encore aujourd’hui pleinement à ma réhabilitation psychosociale.
Rejoindre la recherche-action « pair-aidant » a donc constitué un tournant décisif dans mon parcours de rétablissement ; au départ de cette histoire, la rencontre avec le Dr Patrick Le Cardinal lors d’une admission à l’EPSM Lille Métropole, il y a maintenant plus de deux ans. À l’origine, aucune prétention de rejoindre une recherche, juste une demande d’aide ; c’est en feuilletant mes cahiers d’expression, où des personnages aussi hétéroclites que Freud, Piaget ou Harry Potter se côtoyaient, que nous avons noué le premier contact.
La lecture du livre Dessine-moi ta douleur9 a accompagné mon besoin d’art-thérapie ; dans cet ouvrage, j’ai découvert les troubles psychiques présentés « en images » sous l’angle de la souffrance, au sens large, ce qui m’a aidé à mettre des mots sur la mienne. Mon besoin de verbaliser était grand et j’ai trouvé quelqu’un qui a su m’écouter et ne s’est pas limité à une simple orientation vers une unité de soin.
Patrick Le Cardinal, en tant que médecin, aime rappeler sa mission de « faiseur de liens10 » ; à l’époque, il venait de produire un écrit sur le thème de l’engagement associatif et de la résilience11 où il est notion des expériences américaines et canadiennes d’embauche d’usagers au titre de « pair-aidant ». À la suite de notre entretien, il m’a proposé de rejoindre son groupe de recherche en tant qu’« expert d’expérience », une dénomination qui prend sens au fur et à mesure où j’avance dans la compréhension de ma réalité.
Un premier pas dans la collaboration entre le monde des soignants et celui des usagers désormais acteurs dans la recherche…
Je pense que mon implication dans ce projet et la reconnaissance positive des qualités que j’ai développées au cours de mon parcours de vie, ont largement contribué à me redonner confiance en moi.
Tout d’abord, cela m’a permis de rompre la solitude en rejoignant un groupe, puis à me sentir de nouveau en possession de mon pouvoir d’agir et de mon droit de parler. J’ai alors commencé à mettre des mots sur mes maux et à exprimer la façon dont je vivais le présent face à la difficulté. Cela a été le point de départ d’un travail thérapeutique désormais plus conscient, mais pas pour autant facile. L’avantage est que je peux désormais dire que ma priorité est de vivre mieux le présent pour mieux construire l’avenir… Je pense que certaines choses prennent un sens au fur et à mesure que j’avance sur la voie du rétablissement. Cependant, lorsqu’il est question de trouble psychologique, le poids du mot handicap me semble impressionnant ! Peut-on parler de guérison, de stabilisation, de rémission ou alors est-on « condamné » à vivre avec cette étiquette de « HANDICAPÉ » ?
L’usager des services de soins : une place à reconnaître, un statut à créer…
Si je devais retenir un seul mot important de cette partie de mon histoire de vie, c’est bien le mot RENCONTRE, avec tout le côté fortuit qui l’accompagne. Il y a eu ainsi la rencontre avec Mohamed, Solange, Myriam et bien d’autres, autant d’usagers avec qui j’ai eu l’occasion de partager un moment ou échanger un dessin. Je mets toutes ces rencontres au même niveau, l’important est qu’elles m’ont permis d’interagir afin de me reconstruire.
Entre soignants et soignés, c’est également une rencontre à RE-CONSTRUIRE ; c’est accepter d’aller en dehors des sentiers battus, accepter de se remettre en question. L’objectif est de convaincre chaque soignant de faire au moins la démarche de partir à la rencontre de l’autre, d’apprendre à le connaître pour l’apprivoiser, lui le soi-disant « malade », le « patient » ; cette personne qu’on côtoie d’habitude en tant que « bénéficiaire de soins » et qui cette fois-ci devient un acteur de son rétablissement à part entière.
Le « pair-aidant » n’est ni un soignant, ni un ergothérapeute, ni un art-thérapeute, ni un musicothérapeute… Il peut utiliser des outils qui lui son propre mais cherche toujours d’abord à rencontrer les personnes d’égal à égal, au même niveau. Il fait partager à ses pairs, les expériences personnelles qui l’ont conduit vers le rétablissement, à partir de médias qu’il a lui-même expérimentés et qui lui ont semblé porteurs. Moyens d’expression, de relaxation, pour les uns ou exutoire pour les autres…
Il n’y a pas une façon d’être pair-aidant, il y en a autant qu’il y a d’individus…
Tout est possible car chacun a un vécu personnel du rétablissement ; un des rôles du pair-aidant est d’établir un lien avec la personne en situation de difficulté, de souffrance ou de handicap. Ce rôle consiste en grande partie à découvrir le don de celle-ci, à l’aider ou à faire émerger en elle la ressource dont elle dispose et qui est peut-être restée jusqu’à présent insoupçonnée ou non utilisée. Ainsi le bout de chemin qu’ils feront ensemble à la découverte des points forts de la personne pourra constituer, pour elle, un tremplin vers le rétablissement. L’objectif n’est pas en premier lieu d’apporter quelque chose à la personne, mais de l’aider à se découvrir, notamment en lui ouvrant les yeux que ce qu’elle-même a à apporter. Ce voyage vers le rétablissement peut être très initiatique à condition qu’on se positionne réellement en tant qu’acteur de ce dernier ; alors le « pair-aidant » pourra être un témoin vivant du fait que cette démarche est possible, il impulsera une dynamique d’espoir essentiel dans la démarche de rétablissement. Cette dernière peut encourager l’individu en souffrance à accéder à l’« empowerment », ce qui est une première « conquête ».
On peut aller jusqu’à « transcender » cette expérience douloureuse de la maladie, de l’hospitalisation, de la souffrance et des difficultés rencontrées sur le plan personnel et familial, au lieu de chercher à effacer à tout prix de notre mémoire cette période de notre vie et aller rejoindre ceux qui voient la psychiatrie comme une discipline totalement à part de la médecine, car elle s’adresse aux « fous », à ceux qu’on a besoin d’enfermer…
En effet, en cherchant à sublimer, non pas la maladie, mais ce que celle-ci nous a appris sur nous-mêmes et sur le monde, il est possible d’utiliser ce qui était au départ une fragilité pour en faire une réelle force qui, mise au service d’autrui, nous permette de nous reconstruire une identité positive. Chacun a en lui et en fonction de son histoire de vie, une plus ou moins grande capacité de résilience. Cependant, celle-ci peut à tout âge se cultiver en acceptant cette confrontation à la difficulté au lieu d’adopter un comportement de fuite. On retrouve dans ce processus de rétablissement le principe de Piaget où à chaque « nœud » il y a un mécanisme d’assimilation-accommodation qui nous permet de développer notre potentiel personnel. On peut à cet effet citer la phrase d’Anne Genest : « Le nombre de fois que tu as été abattu n’est pas très important… ce qui compte est le nombre de fois où tu t’es relevé. »
De l’« expérience sauvage » à une expérience institutionalisée : sur le chemin du projet québécois Pair-aidant réseau (PAR)…
L’aide à un pair est au cœur du dispositif « Pair aidant » ; la recherche-action, menée par le C.C.O.M.S. de Lille, a pour but de développer un réseau transnational d’échanges de pratiques reposant sur une pluralité d’acteurs (associations, professionnels, usagers) afin de mutualiser et de diffuser les avancées en matière d’évolution des pratiques de soin en santé mentale. Cette volonté d’impliquer des usagers dans la recherche permet de conforter cette nouvelle orientation en matière de santé mentale : une psychiatrie citoyenne et des services de soins intégrés à la cité12.
Attention, les expériences internationales, notamment québécoises, nous ont appris que l’intégration de pairs-aidants dans les équipes de santé mentale nécessitait la mise en place d’un réel programme incluant la formation et le soutien des professionnels et des usagers à ce type de pratique. Le statut des pairs-aidants doit être clairement établi et compris par les équipes pour éviter la confusion des rôles, et les critères de sélection doivent être suiffisamment exigeants pour que les pairs-aidants puissent remplir leur rôle dans de bonnes conditions. La personne qui veut devenir pair-aidant doit en effet être suffisamment avancée dans son processus de rétablissement et avoir les compétences nécessaires pour assumer cette fonction.
Conclusion
On a coutume de dire que « Les voyages forment la jeunesse », je pense que l’on peut également dire à propos des personnes qui se sont retrouvées, à un moment ou un autre de leur vie, en situation de handicap, que « la maladie forge le caractère » Face à la difficulté chronique ou de longue durée, on peut être amené à fréquenter un réseau de soins. Il faut alors apprendre à gérer le regard des autres sur notre « différence » ou notre « fragilité », mais aussi sur les changements qui s’opèrent dans notre environnement, qu’ils soient familiaux, professionnels, amicaux… La maladie rompt les liens, quels qu’ils soient ; il y a les personnes qui s’enferment dans leur trouble, ceux qui s’en sortent grâce à la « béquille chimique » et qui veulent que ce mauvais souvenir reste définitivement derrière eux, et enfin ceux qui décident d’aller plus loin et mettre leur expérience à profit ou de militer en faveur de la santé mentale. Ces derniers pourront devenir dans l’avenir des « pairs-aidants » ; ils ont, a priori, un certain « feeling » dans le rapport à l’autre, pour l’écoute active, pour la communication non violente, et disposent d’une expertise d’expérience liée à leur parcours de soin au sein de l’institution et face à la maladie. Il reste à faire reconnaître cette dernière en tant que connaissances profanes, tout aussi utiles que les connaissances scientifiques lorsqu’il s’agit d’appréhender la complexité de la nature humaine. Cette « fragilité » de départ pourra alors devenir une réelle force sur laquelle d’autres usagers pourront s’appuyer et découvrir à leur tour la clé de leur passage du statut de « patients », « consommateurs », « bénéficiaires de soin » à celui d’« acteurs »… de leur vie !
Stéphanie ROUCOU
Remerciements
Un grand merci à Avit Meaux13, Jean-Luc Roelandt14, Joseph Halos15, Patrick Le Cardinal16, Nicolas Daumerie17 pour leur soutien et accompagnement dans mes activités de recherche universitaire ou « professionnelle », ainsi que pour la confiance qu’ils m’accordent de par le simple fait de m’intégrer dans leur établissement ou service.
Références non citées
1 Braconnier A. In : Petit ou grand anxieux ? Comment notre milieu et nos expériences influencent notre caractère. Odile Jacob, 2004 : 226-34.
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4 Champlain. Peer-support employment across the mental health system, District Mental Health Implementation Task Force, Navigating mental health reform, Foundation for reform, décembre 2002 ; section 3.1.6.
5 Cyrulnik B. École et résilience, les promesses de l’école, Nathan, 2002, Acte XII : 25-31.
6 Cyrulnik B. Un merveilleux malheur. Paris : Odile Jacob, 2002.
7 Cyrulnik B. Les Vilains Petits canards. Paris : Odile Jacob, 2004.
8 Dubar C, Tripier P. In : Sociologie des professions, p. 155 à 170. Paris : Armand Colin, 2005 : 155-70.
9 Fuster P, Philippe J. Se former à l’éducation et à l’enseignement spécialisé. Liège : Armand Colin, Bordas, 2001.
10 Koplewiez SH, Goodman RF. Dessine-moi ta douleur. Paris : La Martinière, 1999.
11 Kaddouri M. Innovation et dynamique identitaire, recherche et formation, 1999 ; 31 : 23-29.
12 Le Cardinal P. Résilience et engagement associatif des usagers en santé mentale, mémoire de troisième année du diplôme de psychiatrie clinique et thérapeutique, 2006, http://217.19.202.24/ccoms/docs/DOCUMENTS_UTILES_ET_PUBLICATIONS/pair_ai….
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14 Lelord F, Christophe A. In : Comment gérer les personnalités difficiles. Odile Jacob, 2000 : 327-64.
15 Mazet M. In : Des mots pour vivre, accompagner par l’écoute. À la rencontre des autres, celui qui vient me voir frappe à sa porte. Desclée de Brouwer, 2000 : 7-19.
16 Piaget J. Six études de psychologie, Folio Essai, septembre 1993.
17 Prevost JC. In : La Volonté. Paris : Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je », 1986 : 117-26.
18 Roucou S. Comment amener les adolescents relevant de l’option D, apport spécifique du tutorat adulte à l’activité de l’enfant, les interactions de tutelles, C.A.A.P.S.A.I.S., 2003 ; I.U.F.M. Lille, p 27-29.
19 Roucou S. La Reconnaissance de l’usager en santé mentale : création d’une formation de « Pair-Aidant » pour les usagers, mémoire de Master I en science de d’éducation et formation des adultes. Lille-I : CUEPP UFR Angelier, 2007.
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